Supplément au voyage de Bougainville de Diderot
Editeur : Folio
Année de sortie : 2015
Nombre de pages : 95
Synopsis : Les Tahitiennes sont fières de montrer leur gorge, d’exciter les désirs, de provoquer les hommes à l’amour. Elles s’offrent sans fausse pudeur aux marins européens qui débarquent d’un long périple. Dans les marges du récit que Bougainville a donné de son voyage, Diderot imagine une société en paix avec la nature, en accord avec elle-même. Mais l’arrivée des Européens avec leurs maladies physiques et surtout morales ne signifie-t-elle pas la fin de cette vie heureuse ? Entre l’information fournie par Bougainville et l’invention, Diderot fait dialoguer deux mondes, mais il fait surtout dialoguer l’Europe avec elle-même. Il nous force à nous interroger sur notre morale sexuelle, sur nos principes de vie, sur le colonialisme sous toutes ses formes. Il nous invite à rêver avec lui à un paradis d’amours impudiques et innocentes. La petite île polynésienne ne représente-t-elle pas la résistance à toutes les normalisations ?
Avis : En voyant que j’allais étudier ce livre, j’ai eu un mauvais a priori et je pensais m’ennuyer à sa lecture.
Je me trompais ! Je ne m’attendais à un tel choc des civilisations ; car c’est bien ce que fait Diderot ici. Il prend l’Europe, le vieux monde qui se croit dominant et le plus civilisé, et il le confronte à Otaïti, Tahiti en réalité, faisant parler deux de ses membres pour montrer à quel point ils sont différents de nous, à notre détriment ! Là où les Européens se pensent plus civilisés parce qu’ils ont des lois et des mœurs religieuses et sociales, ils se retrouvent en face de leurs propres contradictions quand ils sont interrogés par les Otaïtiens, ne sachant comment leur faire comprendre leur morale. Ce qu’écrit Diderot est révolutionnaire, avant-gardiste pour son époque : ils veulent faire ouvrir les yeux aux Européens engoncés dans leurs préjugés, leur montrer qu’ils ne sont pas les meilleurs, qu’ils ne sont pas supérieurs, mais que, peut-être, leurs vices, leurs crimes et leur bêtise les placent à un rang inférieur de ceux qu’ils jugent comme des sauvages.
Evidemment, même si l’on reconnaît l’intelligence et l’évidence des remarques des deux Otaïtiens, cela ne veut pas dire que l’on va vivre comme eux à notre tour. Diderot l’évoque à la fin de son essai : « Disons nous à nous-mêmes, crions incessamment qu’on a attaché la honte, le châtiment et l’ignominie à des actions innocentes en elles-mêmes, mais ne les commettons pas, parce que la honte, le châtiment et l’ignominie sont les plus grands de tous les maux. » Malgré le fait qu’il sache que les actions dont il parle ne sont pas immorales, il faut vivre avec son temps, et dans son temps, et donc respecter les mœurs de celui-ci. De plus, l’éducation que nous avons reçue nous empêche de concevoir certaines pratiques présentées dans le livre comme pouvant être les nôtres un jour, notamment les pratiques sexuelles ; A le dit bien quand il déclare qu’il est difficile de revenir sur ses mœurs, qui finissent par être ancrées en nous. Il faut des années pour s’en défaire.
L’auteur évoque également la religion dans son essai, montrant qu’elle est anti-naturelle et qu’elle corrompt les hommes « naturels » en leur imposant des lois difficiles à respecter. Il l’oppose à la nature, mais également à la société : ainsi l’homme se voit dicter sa conduite, et ne parvient jamais à faire coïncider les trois lois. La religion, au lieu de sembler pure, est ici corruptrice, ainsi que la justice : par les lois qu’elles formulent, elles proposent par-là même la transgression de cette loi, alors qu’elle ne serait pas venue dans la tête des hommes sans son opposé !
Les passages sur le fait d’avoir des enfants montrent à quel point cet événement est important, et à quel point les hommes en viennent à le mépriser. L’exemple de Polly Baker est parlant : parce que ses enfants sont hors-mariage, elle est méprisée, ainsi qu’eux, alors que la religion ne semble pas les condamner. Les hommes s’octroient ainsi le pouvoir des cieux et se permettent de juger des crimes qui ne sont pas de leur ressort ; il en est de même quand cela concerne les « sauvages » : ils se considèrent comme supérieurs et ont donc droit de vie et de mort sur eux. Ils ne comprennent pas leurs pratiques, se pensent adulés et donc se permettent de les mépriser, quand ils ne font que se servir d’eux.
Malgré cette liberté visible chez les « sauvages », et après réflexion et analyse, on peut pourtant se rendre compte qu’ils ne sont pas tout à fait libres. Leurs mœurs ne sont peut-être pas les nôtres, mais ils en possèdent tout de même, et elles sont assez contraignantes : tous doivent obligatoirement participer à l’acte sexuel, et faire des enfants. Les femmes semblent donc bien moins libres que les hommes, et même ceux-ci sont obligés de concevoir. Ceux qui n’en sont pas capables sont écartés de la vie en société. Cette liberté est donc relative, et ressemble assez à un petit enfer totalitaire.
Il y a encore quantité de choses à dire sur ce livre, mais un article n’y suffirait pas. Ainsi, Diderot montre que l’autre n’est pas forcément inférieur, qu’il est même supérieur parce qu’il est resté naturel et ne se préoccupe pas de lois et de morales qui ne feraient que le rendre malheureux ; cela ne veut pas dire qu’il faut vivre comme le « sauvage », qui a lui aussi des contraintes importantes. Selon l’essai, l’homme européen, civilisé, est malheureux et aigri, il ne goûte pas le plaisir de la vie, mais passe à côté de celle-ci en pensant que tout est normal, quant le Tahitien vit, semble-t-il, comme bon lui semble, tout en étant lui aussi enchaîné par une morale.
En définitive, un excellent essai, qui vaut vraiment le coup d’être lu, et qui montre la bêtise des hommes qui se croient supérieurs aux autres parce que ces derniers sont différents.
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